Parmi les différents écueils de la création et du développement d’une entreprise se trouve une passe particulièrement difficile : la capacité à pivoter. Qu’entend-on par-là ? Il s’agit de la capacité de l’équipe dirigeante à transformer le produit de la société, ou son business model pour profiter d’un marché, d’un élan qui permettra à l’entreprise de s’établir sur des bases solides.
C’est lors de cette phase de transformation que les compétences de l’équipe dirigeante sont révélées : un échec de ce pivot mène souvent à l’arrêt de l’entreprise.
Pour illustrer ce concept, je vous propose le portrait de Faso Soap, entreprise burkinabée qui s’attaque au problème du paludisme.
Le pivot
Près d’un demi-million de personnes sont mortes du paludisme dans le monde en 2016. La plupart de ces décès surviennent en Afrique, où on estime qu’un enfant en meurt chaque deux minutes. Transmis par le moustique Anophèle, cette maladie endémique des zones tropicale et équatoriale est un problème de santé publique. Au-delà de la polémique sur les efforts de l’industrie pharmaceutique, des initiatives sont mises en place par les gouvernements locaux (principalement de la prévention et la réduction de foyer d’infection) et par les organismes multilatéraux tels que l’OMS. Un des principaux succès récents dans la lutte contre la propagation a été atteint par la distribution massive (plus d’un milliard depuis 2011) de moustiquaires imprégnées d’insecticide pour protéger durant la nuit les habitants des zones à risques. Cependant, on observe dans un certain nombre d’endroits que le comportement des moustiques évolue : l’agressivité des anophèles est maintenant plus importante en début de soirée et en extérieur alors que la population est encore active ; et on constate également un niveau croissant de résistance à l’insecticide.
Face à ce constat, Gérard Niyondiko se lance dans un projet de création d’un savon contenant un principe répulsif visant à :
- protéger des Anophèles lorsqu’ils sont actifs, c’est à dire en soirée
- cibler particulièrement les enfants de moins de 5 ans
La Global Social Venture Competition a été créé en 1999 par la prestigieuse université de Berkeley et a pour mission de soutenir et promouvoir la création et le développement d’entreprises avec un fort impact social. Pour plus d’informations, https://gsvc.org
Grâce à ce projet, l’entrepreneur à l’époque étudiant au Burkina Faso remporte le Global Social Venture Competition en 2013. Accompagné par La Fabrique, incubateur social à Ouagadougou et acteur fondamental dans la réalisation de nombreux projets locaux, Gérard Niyondiko a pu avancer sur son projet, solliciter des partenaires, vendre son projet pour lever des fonds, et surtout continuer la Recherche et Développement nécessaire à l’élaboration de son produit.
Un projet de cette ampleur a besoin de plusieurs partenaires, pour avancer sur la R&D, la production, la distribution… Accompagné depuis 2015 par Franck Langevin, business developer, l’entreprise a pris un nouvel élan. En travaillant avec de nombreux partenaires (Laboratoire privé à Nantes pour travailler sur la micro-encapsulation, savonnerie industrielle pour travailler sur des prototypes, ethnobotaniste pour affiner les principes actifs, sociologue pour comprendre les habitudes d’hygiène locale, laboratoire entomologique pour les tests d’efficacité anti-moustique), l’entreprise a su affiner ses hypothèses et travailler sur leur solution.
Ainsi, lorsque qu’une étude sur les comportements de la population cible en matière d’hygiène indique que les femmes et les enfants sont savonnés, et ensuite pommadés, l’équipe Faso Soap découvre que l’application de pommade après leur savon réduit fortement son efficacité. Ainsi, les années de travail en R&D sur le savon sont mises en péril par les habitudes des potentiels clients. En effectuant des recherches sur l’application de leur technique de microencapsulation et de leur principe actif dans un produit de type pommade, l’efficacité de la protection s’est révelée très importante. Ainsi, l’entreprise a pivoté toute sa R&D et son projet de produit dans une pommade.
La microencapsulation est un procédé par lequel on enferme un produit, solide, liquide ou pâteux dans des microparticules. Tout l’intérêt des microcapsules réside dans la présence d’une membrane, qui isole et protège le contenu du milieu extérieur. Selon les cas, la membrane sera détruite lors de l’utilisation pour libérer son contenu, ou bien la membrane restera présente tout le long de la libération du contenu, dont elle contrôlera la vitesse de diffusion (exemple : encapsulation de médicaments pour libération ralentie). https://fr.wikipedia.org/wiki/Microencapsulation
« Les difficultés, c’est ce qui fait le sel de la vie et l’intérêt du projet. Nous avons intégré les obstacles comme quelque chose de nécessaire et qui allait arriver, donc pas de surprise. »
Franck Langevin
Avoir su tester son produit dans les conditions réelles, analyser et se remettre en cause a permis à Faso Soap de réorienter son produit dans une autre forme, tout en conservant la promesse faite initialement à sa cible de clientèle. Le pivot a été réussi en interne, avant que la société n’ait fortement engagé son capital dans la production de l’ancienne version de son produit. Associé a un changement de nom, la pommade MAÏA est maintenant prête à être commercialisée pour l’été 2019 dans une région de Ouagadougou, pour la saison des pluies.
Et Maintenant ?
La production industrielle est en cours de préparation pour maintenir un coût de production relativement faible, et avoir un produit « Made in Africa ». En fonction de la réaction du marché burkinabé, et dans le but de maximiser l’impact de leur solution, plusieurs scénarios sont envisagés, comme un partenariat avec un industriel pour s’emparer du projet et étendre la zone de commercialisation : comme nous le verrons plus tard, nous avons ici une entreprise sociale dont le but premier est l’impact social. Voici un marqueur de l’effervescence entrepreneurial au pays des hommes intègres.
Pour distribuer ce produit innovant, Maïa a créé un partenariat avec une organisation de microfinance qui organise des tontines . Avec plus de 18 000 membres dans la région de Ouagadoudou, les femmes volontaires ont l’opportunité de devenir des ambassadrices de la pommade, de la distribuer dans leur réseau, leur quartier. En utilisant les technologies africaines maintenant éprouvées (Mobile Money, informations par SMS sur les commandes et livraisons, utilisation de points relais…), Maia va se doter d’un équipe de vente dynamique, avec un maillage fin du territoire.
Les tontines sont en majorité des groupements de femmes, qui cotisent à une fréquence régulière et dont l’argent collecté sera redistribué aux membres. Cette manière de créer une épargne ou d’obtenir un crédit en dehors du circuit bancaire est très fréquente en Afrique. Des tontines de différents montants permettent à tous les milieux de pouvoir collectivement agir. Utilisant le lien social et renforçant la solidarité des membres, ce mécanisme est fortement utilisé dans l’aide au développement.
Comment s’est réalisé le financement jusqu’à présent ?
Une question se pose encore : comment une entreprise sociale peut financer une phase de recherche et développement majeure, qui s’étale sur plusieurs années, alors que les bénéfices attendus sont, comme dans toute start-up, relativement hypothétiques ? Avec une structure hybride, l’équipe de Faso Soap a réussi à financer l’effort en R&D, les tests, études, partenariats qui y sont liés. Comme nous le mentionnions plus haut, le projet a eu son lancement par le prix de la GSVC, le prix de la prestigieuse Berkeley, associé à un financement de 25 000 USD. Le projet a ensuite gagné le prix Tony Elmulelu pour 5 000 USD. Avec différents apports personnels, l’arrivée de fondations (tel Deloitte, Caritas, Veolia) faisant suite à la forte médiatisation du projet, et un énorme succès de crowdfunding, Gérard et Franck ont réussi à lever 150 000 Euros, de quoi permettre de financer les deux années de R&D qui ont suivi.
Le projet repose sur deux structures associatives (ARMIA et 100.000 Vies) en charge du financement de la R&D et de la mesure d’impact et une structure commerciale (Maïa Africa SAS) en charge du développement commercial. D’autre part, convaincus par le projet, certains partenaires ont décidé de travailler avec le binôme en étant indexé sur le résultat, voire travaillant gratuitement. Enfin, un prêt d’honneur d’AfricInnov a permis de financer la production des premières pommades.
La médiatisation du projet dans ses premières phases (plus de 60 médias en ont parlé) a été un tremplin dans la recherche de financement, mais également une source de frustration :
« Les médias ont parlé du produit comme déjà lancé et sauvant déjà des milliers de vies, ce qui a emmené de la déception et a montré que certains médias ne sont que des relais d’autres medias, propageant parfois des informations déformées. Donc il faut être visible sans être réducteur. Parfois les journalistes aiment le sensationnel et les raccourcis mènent à de fausses idées du projet. Donc les médias sont importants, mais il faut bien s’assurer que les propos soient corrects »
Franck Langevin
La leçon de tout cela : une entreprise sociale a plusieurs moyens de se financer. En privilégiant les fondations philanthropiques, en racontant l’histoire, montrant leur vision et leur impact pour se vendre, les entreprises sociales disposent d’énormément d’atouts et peuvent pallier à la faiblesse locale de financement.
Aujourd’hui, si la première commercialisation est sécurisée, les besoins de la jeune société sont encore importants. La deuxième phase de la commercialisation est encore à financer, pour protéger 20 000 personnes, soit 100 000 unités de pommade. Estimée à 150.000 EUR, par un mix de subvention, prêt et equity, Maïa Africa est en train de lever des fonds. De plus, dans le cadre de l’élargissement de sa clientèle, de nombreuses études sont nécessaires pour homologuer le produit auprès de l’Organisation Mondiale de la Santé.
Dans quel but ? Aujourd’hui, 6 milliards USD de fonds publics sont dépensés chaque année pour lutter contre le paludisme. Une homologation de la pommade MAÏA permettrait d’orienter une partie de ces fonds dans la subvention, la distribution gratuite, ou un mix de ces possibilités, toutes favorables à la jeune entreprise. Ainsi, cette homologation maximisera l’impact sur le continent, dans les zones rurales, utilisant les ressources des états. Avant d’en arriver là, la jeune entreprise devra encore lever des fonds afin de financer toute la procédure d’homologation qui nécessite l’intervention d’experts, la réalisation d’études, de tests toxicologiques et en condition réelle suivant des protocoles stricts. Avec beaucoup d’optimisme Maïa Africa continue son travail de longue haleine.
Conclusion
L’entreprise Maïa Africa a donc réussi à analyser son environnement et faire pivoter son produit pour optimiser leur objectif : réduire le paludisme chez les enfants. L’équipe dirigeante nous donne un bel exemple d’accompagnement, de structuration, et de résilience dans le contexte difficile en tant que startup technologique à fort besoin de R&D. Une pépite africaine à suivre…
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